Dr. Grégory Piet
Chercheur en Science politique (ULg)
Dr. Régis Dandoy
Chercheur en Science politique (UCL)
Le 13 octobre dernier, le Premier Ministre Charles Michel (MR) prononçait
sa première déclaration de politique générale devant la Chambre des Représentants.
Instaurée en 1993 par Jean-Luc Dehaene (CD&V), la déclaration de
politique générale, aussi connue sous le nom de « State of the
Union » ou « Throne Speech » dans de nombreux autres pays
occidentaux, est traditionnellement tenue à l’occasion de la rentrée
parlementaire. Par cette déclaration, le Premier Ministre revient sur les principaux
événements écoulés lors des derniers 12 mois et sur les précédentes réalisations
du gouvernement fédéral. Mais cette déclaration de politique générale constitue
surtout en une tribune pour la présentation des principales décisions et
politiques qui seront mises en œuvre lors de l’année parlementaire à venir
(pour plus d’informations sur ce document et sur sa place sur la scène
politique belge, voir Joly et al., 2014). Profitons de l’occasion pour faire
l’analyse de cette déclaration et pour la comparer avec la déclaration
gouvernementale de 2014 mettant en place le gouvernement MR – NVA – CD&V – Open
Vld (voir notre billet sur l’accord gouvernemental 2014-2019).
Depuis l’investiture du gouvernement Michel le 14 octobre 2014, plusieurs
événements ont marqué l’actualité : sécuritaires et liés au terrorisme (attentats
contre Charlie Hebdo, présence de l’armée dans les rues, événements à Verviers en
janvier 2015 ou, plus récemment, dans le Thalys reliant Amsterdam à Paris),
migratoires (principalement la crise et l’accueil des réfugiés et migrants à
l’été 2015), socio-économique (glissement fiscal ou tax shift, grèves et manifestations nationales, discussions
budgétaires), environnementales et énergétiques (préparation de la COP21, discours
d’Obama sur l’enjeu climatique d’août 2015, approvisionnement en électricité et
discussion sur l’état et la fermeture des centrales nucléaires), etc.
Pour autant, la déclaration de politique générale reflète-t-elle ces
événements et enjeux politiques ? Lors de l’analyse de cette déclaration
et partant de ce constat médiatique, pouvons-nous mettre en évidence des
stratégies d’évitement (ne pas parler
d’une thématique), de reprise
(reprendre une thématique qui ne serait pas directement associée à
l’orientation générale du présent gouvernement) ou d’accentuation sélective (accentuer une thématique gouvernementale)
de l’une ou l’autre thématique dans la déclaration de politique générale de
2015 ?
En nous basant sur une analyse des enjeux de politique publique reposant
sur un codebook constitué près de 300
thématiques (voir la note méthodologique ci-dessous), nous pouvons identifier de
manière quantitative les priorités politiques énoncées par le Premier Ministre.
Même si les deux déclarations sont de nature différentes – pour faire
simple : la déclaration de gouvernement résume l’accord de gouvernement
signé entre les différents partis de la coalition fédérale et annonce les
priorités du gouvernement pour la période 2014-2019, tandis que la déclaration
de politique générale résume les principaux acquis de l’année écoulée et
annonce les priorités du gouvernement pour la période 2015-2016 –, nous allons
dans ce billet tenter de comparer ces deux documents. Néanmoins, notre analyse
quantitative démontre que les priorités thématiques de ces deux types de
déclarations gouvernementales sont identiques à 74%, contribuant à légitimer cet
exercice de comparaison.
Le socio-économique, au cœur
de la déclaration de politique générale
Lorsque nous comparons les deux types de déclaration (celle de gouvernement
de 2014 et celle de politique générale de 2015), force est de constater que la
différence principale entre ces deux discours se reflète à travers les
enjeux socio-économiques. En effet, 54% de la déclaration de 2015 leur est
consacrée contre 38% en 2014.
Le tax shift est le principal
enjeu justifiant ce changement de ton entre les deux discours puisque la
thématique « économie & politique fiscale » passe de 11% à 22%
entre 2014 et 2015. Cela fait d’elle la première priorité gouvernementale dans
la déclaration de 2015 alors qu’elle n’était que la troisième priorité dans le
discours d’investiture de 2014. La thématique « emploi » se
maintient, quant à elle, à la deuxième place dans les deux discours (17% en
2015 contre 16% en 2014). Au même titre, les « affaires sociales »
conserve le même intérêt dans les deux types de déclarations effectuées par
Premier ministre : 7% en 2014 et 6% en 2015. La dernière thématique
influençant largement l’évolution du discours « socio-économique »
est l’accent plus important mis sur le soutien aux indépendants, aux PME, aux
banques et aux entreprises, de manière générale. L’importance de cette
thématique passe de 3% en 2014 à 9% dans la déclaration de politique générale de
2015.
En résumé, on observe clairement que les enjeux socio-économiques participent
à une stratégie d’accentuation sélective de la part du gouvernement
fédéral et du Premier Ministre afin de relever les efforts réalisés sur le
glissement fiscal, annoncé dès le début de la législature. Qui plus est, il est
intéressant de souligner le paradoxe des priorités gouvernementales et de la
couverture médiatique en ce qui concerne la thématique de l’emploi. L’emploi
est clairement mis en avant dans les discours sur les effets bénéfiques du glissement
fiscal et dans les médias mais cette attention ne se démarque pas de la ligne de
conduite du gouvernement depuis un an. Il ne faut donc pas voir l’accent sur
l’emploi comme une nouvelle priorité du gouvernement mais plutôt comme une
continuité.
Peu de discours sécuritaires
et migratoires, mais un retour de l’Europe
Cela peut paraître surprenant eu égard aux événements qui ont marqué
l’année 2015, à savoir les attentats et la crise des migrants, mais les
discours sécuritaires et migratoires restent très marginaux dans la déclaration
de politique générale de 2015. Ils sont même moins importants si on les compare
avec la déclaration gouvernementale de 2014 : -2% pour les enjeux migratoires
entre 2014 et 2015 ainsi que -3% pour les enjeux sécuritaires (voir
Tableau). L’attentat au musée juif de Bruxelles le 24 mai 2014 avait, à l’époque,
eu plus d’influence sur le discours « sécuritaire » et la
priorisation de la thématique par le gouvernement fédéral (voir notre billet sur la déclaration gouvernementale de 2014).
Aucune stratégie particulière n’est donc utilisée par le Premier Ministre
sur ces deux types d’enjeux. Toutefois, ces deux discours permettent de mettre
en exergue une thématique quasiment inexistante dans la déclaration
gouvernementale de 2014 : l’Union européenne. En effet, une stratégie de reprise est opérée par le
Premier Ministre afin d’inscrire les enjeux sécuritaires et migratoires au cœur
d’une politique européenne et d’un débat qui doit avoir lieu sur le contrôle
aux frontières de l’Union européenne. Les thématiques européennes passent donc
de 2% en 2014 à 7% dans la déclaration de politique générale de 2015 ; ce
qui fait d’elle la cinquième priorité politique présentée dans cette dernière
déclaration.
Environnement-énergie-climat,
parent-pauvre de la déclaration de politique générale
La préparation de la Conférence des Parties (COP21) qui se tiendra à
Paris du 31 novembre au 11 décembre prochain ne change aucunement les priorités
présentées par le Premier Ministre dans sa déclaration de politique générale de
2015. Une forme de stratégie d’évitement
continue en effet d’être à l’œuvre au sein du gouvernement MR – NVA – CD&V –
Open Vld sur les enjeux environnementaux, énergétiques et climatiques puisqu’ils
se maintiennent à hauteur de 4% ; ce qui fait d’eux le parent-pauvre des
thématiques politiques mises en avant par le gouvernement fédéral actuel. Cela
peut notamment paraître paradoxal au vu de l’actualité médiatique régulière sur
la politique énergétique de la Belgique, des inquiétudes qui subsistent en
termes d’approvisionnement en électricité pour les prochaines années et du
débat sur la sortie du nucléaire qui reste ouvert.
Tableau : Principales priorités
thématiques du gouvernement Michel
Déclaration
gouvernementale
(2014)
|
Déclaration de
politique générale
(2015)
|
|
Economie & politique fiscale
|
11,0%
|
22,0%
|
Démocratie, Droits & Libertés
|
4,0%
|
2,1%
|
Santé
|
2,9%
|
2,7%
|
Agriculture
|
0,0%
|
0,9%
|
Emploi
|
16,2%
|
16,8%
|
Environnement
|
0,0%
|
0,9%
|
Politique énergétique
|
2,6%
|
1,5%
|
Asile & migration
|
2,9%
|
0,9%
|
Mobilité
|
2,9%
|
1,8%
|
Justice & Sécurité
|
8,8%
|
5,8%
|
Affaires sociales
|
7,4%
|
5,8%
|
Entreprises, banques
|
3,3%
|
9,1%
|
Défense
|
1,5%
|
2,1%
|
Commerce extérieur
|
0,0%
|
0,3%
|
Affaires européennes
|
2,2%
|
6,7%
|
Affaires étrangères
|
4,8%
|
5,8%
|
Fonctionnement de l'Etat
|
25,0%
|
11,0%
|
Arts & culture
|
0,7%
|
0,6%
|
Politique climatique
|
0,4%
|
0,6%
|
Méthodologie
Cette
analyse des déclarations du Premier Ministre devant la Chambre des
Représentants repose sur le logiciel Prospéro (Chateauraynaud, 2003 ;
voir, par exemple, le carnet de recherche du GSPR, développeur de
Prospéro, http://socioargu.hypotheses.org/ ainsi
que le site dédié au logiciel Prospéro http://prosperologie.org/). Cette
méthode consiste en la création de 300 répertoires thématiques reprenant
l’ensemble des enjeux et politiques publiques identifiables au sein des
programmes, sur base du travail préalablement effectué par Baumgartner et Jones
(http://www.policyagendas.org/page/topic-codebook). Ces 300
répertoires sont constitués sur base de près de 18.000 mots et expressions
permettant d’identifier et de coder automatiquement les parties d’un texte
liées à l’emploi, au logement, à la mobilité, à l’économie, à la politique
étrangère, etc. Cet encodage automatique permet ainsi de mesurer les
préférences et les priorités des acteurs politiques au sein de différents types
de textes et de discours. Pour une présentation complète de la méthode, voir
Piet et al.
(2015).
Pour
aller plus loin
Joly, J., Zicha, B., Dandoy, R., « Does the government
agreement’s grip on policy fade over time? An analysis of policy drift in
Belgium », Acta Politica,
Published online on 1st August 2014.
Piet, G., Dandoy, R., « La déclaration gouvernementale
de Michel Ier et ses attentions politiques. Plus de sécurité, plus de justice
et plus d’immigration », Blog
Elections belges 2014, 14 octobre 2014.
Piet, G., Dandoy, R., Jeroen, J., « Comprendre le
contenu des programmes électoraux : comparaison des méthodes d’encodage
automatique et manuel », Mots. Les
langages du politique, 108, juillet 2015.