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vendredi 30 mai 2014

Du comportement stratégique des "petits" partis


Renaud Foucart
Chercheur post-doctorant, Nuffield College (Oxford University), membre associé du Cevipol

Marjorie Gassner
Professeur ordinaire, SBS-EM (ULB), membre associée du Cevipol

Emilie van Haute
Professeur assistante, FSP (ULB), membre du Cevipol

Du côté francophone, l’un des faits marquants de ce triple scrutin est l’entrée de “nouveaux venus” dans les différentes assemblées du pays. En effet, deux “petits” partis font leur entrée dans plusieurs arènes parlementaires : le PTB, et le PP (qui fut brièvement présent au parlement fédéral via le député sortant Laurent Louis, élu sous la bannière du PP). Leur performance se caractérise par des scores relativement similaires en termes de voix, mais par une concrétisation en termes de sièges radicalement différente. Toutes élections confondues, le PTB a obtenu un total de 400,480 voix, pour 356,106 voix au PP.

Le PTB parvient cependant à concrétiser son score de manière beaucoup plus efficace. En effet, ce parti obtient 8 sièges de députés (2 à la Chambre, 2 au parlement wallon et 4 au parlement bruxellois), alors que le PP n’en obtient que 2 (1 à la Chambre et 1 au parlement wallon). Dans une transposition certes simpliste, pour obtenir un élu, le PTB n’a besoin que de 50,060 voix, alors que le PP en a besoin de 178,053, soit plus du triple.

Comment expliquer que deux partis avec un résultat quasi similaire en nombre de voix obtiennent une représentation aussi différente, en particulier en Belgique où le mode de scrutin est proportionnel ? Trois éléments nous semblent importants pour venir éclairer ce phénomène. Ils sont liés au comportement stratégique des partis et à la manière dont ces derniers intègrent les règles du jeu électoral dans leur réflexion stratégique.

1. Placer les bons candidat-e-s au bon endroit

La constitution des listes en vue d’une élection représente toujours une décision essentielle pour les partis politiques. C’est particulièrement le cas lors de scrutins à niveaux multiples, comme cela a été le cas dimanche dernier en Belgique. Sur base des informations à leur disposition, les partis tentent de placer leurs candidats de manière à maximiser leur score, mais aussi leur chance de décrocher un ou plusieurs sièges, tout en minimisant les tensions internes que cet exercice peut générer. On l’a vu, au sein des plus grands partis politiques, cet équilibre n’est pas toujours facile à atteindre.

Qu’en est-il pour les “petits’ partis ?

Le PTB obtient deux élus à la Chambre dans les circonscriptions de Liège et du Hainaut, avec des candidats aux scores personnels importants : Raoul Hedebouw (16,586 voix de préférence) et Marco Van Hees (5,488 voix de préférence). Le PP, de son côté, a placé son ‘faiseur de voix’ Luc Trullemans, tête de liste PP au scrutin européen, à un niveau où il est très difficile d’obtenir un siège. Avec 79,586 voix de préférence, il s’agit du 5e score francophone, soit un score personnel supérieur à celui des têtes de liste CDH (Claude Rolin) et Ecolo (Philippe Lamberts), et supérieur à celui de Gérard Deprez au MR. Le PP réalise dès lors son meilleur score à l’Europe (5.98%, soit plus que le PTB). Cependant, cela n’a pas été suffisant pour obtenir un élu.


2. Capitaliser sur le score des autres partis via le groupement de listes

Pour dépasser le seuil des 5% à la région bruxelloise et obtenir des élus au parlement bruxellois, le PTB a opté pour une stratégie d’alliance avec quatre autres petits partis aux programmes très éloignés (Pro Bruxsel, BUB, R, et le parti Pirate). Cette stratégie s’est révélée payante. Ensemble, ce groupement de partis obtient 5.63% et passe ainsi le seuil d’éligibilité, ce qui était l’objectif stratégique à l’origine du groupement. Seul, le PTB n’obtient que 3.86% des voix, et n’aurait dès lors pas été pris en compte pour la répartition des sièges.

Ayant passé le seuil, ce groupement de listes est pris en compte dans la répartition des sièges et en obtient 4. Reste que la répartition de ces 4 sièges au sein du groupement ne bénéficie qu’au PTB. Aucun des autres ‘petits’ partis n’obtient d’élu. En effet, aucune des 4 autres listes n’obtient un score supérieur à un quart de celui du PTB, score qui leur aurait permis de prétendre à un des 4 sièges du dit groupement, via la clef d’Hondt de répartition des sièges à la proportionnelle. Avec ces 4 sièges, le PTB est de tous les partis francophones représentés au parlement Bruxellois celui dont les élus représentent le plus faible nombre de suffrages (moins de 4,000 votes par siège pour le PTB, plus de 5,000 pour tous les autres).

Il s’agit d’un choix stratégique extrêmement payant pour le PTB. S’allier avec un grand nombre de très petites listes (avec des scores inférieurs à 1% des voix) leur permet de passer le seuil électoral sans devoir partager les sièges obtenus. Une alliance avec des ‘moins petits’ partis (avec un score supérieur à 1% des voix), comme le PP, Islam ou Debout les Belges, aurait obligé le PTB à “partager” les élus obtenus. Si ce choix stratégique est payant du point de vue du parti, il l’est sans doute moins du point de vue de l’électeur ayant voté pour ces autres “petits” partis. En effet, leur vote BUB, Pirate ou Pro Bruxsel s’est traduit en un siège pour le PTB, dont on peut penser qu’il n’était pas nécessairement leur second choix.

Inversement, le PP a décidé de se présenter seul au scrutin bruxellois, pour lequel il réalise un score assez faible (1.94%) et ne passe pas le seuil des 5%. La décision stratégique de ne pas se présenter sous un groupement de liste et d’aller seul à l’élection ne s’est pas révélée payante en termes de sièges.

3. Maîtriser ses "ennemis proches"

La maîtrise de la dispersion des voix est une autre stratégie qui distingue les deux ‘petits’ partis.

Côté PTB, la concurrence à la gauche de la gauche a été limitée. Plus fondamentalement, le parti a décidé de jouer l’ouverture en se présentant sous la bannière PTB-go!, et en incorporant des candidats de la LCR sur ses listes. Cependant, ces candidats d’ouverture se trouvaient à des places relativement difficiles. Il est probable que l’ouverture ait apporté des voix supplémentaires à la liste PTB-go!. Ces voix se sont traduites par des élus tous issus du PTB.

A la droite de la droite, les jeux étaient plus ouverts. La tête de liste PP dans le Hainaut, Mischaël Modrikamen, n’est pas un inconnu. Pourtant, c’est dans la province de Liège que le PP obtient ses deux sièges, avec des candidats sans doute moins connus (Aldo Carcaci et André-Pierre Puget). Malgré une certaine notoriété et un score personnel important (6,958 voix de préférence, plus que la tête de liste du PTB-go! Marco Van Hees), Modrikamen ne parvient pas à faire passer le seuil des 5% à son parti dans le Hainaut. Il est vrai que dans cette province se présentaient trois chefs de file de partis issus du PP : Laurent Louis avec Debout les Belges (3.34%), Aldo-Michel Mungo pour La Droite (0.92%), et Pierre Renversez de P+ (0.31%). Une alliance du PP avec un de ces partis lui aurait permis de passer les 5%. A l’inverse, à Liège, seul un chef de file d’une des 4 dissidences du PP se présentait : Philippe Chansay-Wilmotte (VLC).

Ce développement met en lumière toute l’importance de la maîtrise des règles du jeu électoral et des choix opérés par les partis en matière de constitution des listes. Si les électeurs font l’élection, la stratégie des partis est déterminante pour la composition du parlement.


vendredi 23 mai 2014

Étude des spécificités programmatiques pour l'Europe des partis politiques belges francophones



Clément Jadot
Politologue
Centre d’Etude de la Vie Politique (CEVIPOL), Université libre de Bruxelles (ULB)

À la veille du scrutin européen, les propositions belges, malgré des divergences plurielles (voir à ce sujet mon poste précédent intitulé « l’Europe 'à la belge' »), semblent parfois monopolisées par la triple formule : fédéralisme, relance et harmonisation fiscale. Empiriquement, quel crédit peut-on donner à cette impression ? En marge des registres collectifs, quels sont les espaces autonomes mobilisés par chaque parti ? Ci-dessous, je propose d’interroger ce qui fait la spécificité des priorités des partis francophones en la matière sur base d’une étude lexicométrique du programme européen des partis politiques francophones. Etant donné que seuls le MR et le FDF présentent un programme uniquement consacré à l’Europe, le chapitre européen des programmes du PS, du cdH, d’Ecolo, du PTB et du PP constitue la base de travail pour ces derniers. Les résultats présentés ont été obtenus à l’aide du logiciel Iramuteq (http://iramuteq.org/) et reposent sur une étude des mots une fois lemmatisés, c’est-à-dire ramenés à leur racine. Les mots outils – pronoms, conjonctions de coordinations, etc. – ont par ailleurs été écartés.

D’emblée, si l’on se penche sur les mots les plus fréquents dans les programmes européens, on constate que les questions socio-économiques se taillent la part du lion. À titre illustratif, le graphique ci-dessous reprend les cent mots les plus présents. Dans la figure, plus un mot est grand, plus il est fréquent, tandis que les liens indiquent les associations les plus fortes et que les nuages colorés représentent des familles lexicales significatives. Pour des questions de lisibilité, les mots 'européen', 'politique', 'europe' et 'union' et 'ue' ont cependant été exclus dans la mesure où leur omniprésence efface alors les autres formes d’associations sémantiques qui pourraient exister



A côté de ce qui constitue la trame de fond du débat entre les partis, on peut toutefois calculer les mots qui sont surreprésentés chez un parti au regard de l’ensemble de ce qui dit par les autres ou, inversement, ce qui est moins présent. Pour chaque formation politique étudiée, le tableau ci-dessous épingle six termes remarquables positivement spécifiques et quatre termes remarquables négativement positifs. Leur sélection reflète un choix réalisé en fonction de la significativité des termes ainsi que leur  que sur leur capacité à incarner des enjeux plus larges et diversifiés, par exemple en privilégiant des noms sur des verbes (le tableau complet des spécificités peut être obtenu par mail).  



PS
MR
cdH
Ecolo
crise
6
alimentaire
5
états
16
parlement
Inf
social
6
asile
4
humain
11
fédéral
8
industriel
5
belge
4
consommateur
6
écologique
6
banque
5
chine
4
zone
4
candidat
5
relancer
4
afrique
3
mondial
4
transparence
3
dumping
3
immigration
3
production
4
douane
3
environnement
-2
public
-2
immigration
-3
jeune
-3
aide
-2
durable
-2
jeune
-4
salaire
-3
devoir
-3
pauvreté
-2
travailleur
-4
entreprise
-3
état
           - 4
social
-6
réforme
-5
industriel
-4

FDF
PTB
PP
pme
8
dette
11
démocratique
3
artiste
6
travailleur
10
histoire
2
agriculteur
5
salaire
10
peuple
2
jeune
4
grèce
8
migratoire
2
santé
4
austérité
7
défense
2
corruption
4
spéculation
4


budgétaire
-6
fiscal
-2


dette
-6
pme
-3


crise
-6
financement
-3


social
-7
commun
-4



Ci-dessus, les mots en vert représentent les spécificités positives (mots surreprésentés) tandis que les mots en rouge représentent les mots sous représentés. Les chiffres fournissent quant à eux un ordre de grandeur de la disproportion de l’emploi d’un mot par un parti par rapport à l’emploi de ce mot par tous les autres partis (le chiffre indiqué représente l’exposant du seuil de significativité ; entre 2 et -2 on considère qu’on n’a aucune spécificité). Aucune spécificité négative n’a été retenue pour le PP dans la mesure où celles-ci sont trop faibles pour être jugées significatives.

Ainsi, en dépit d’un climat ambiant dédié à la reprise économique, le PS et le PTB se distinguent des autres par l’importance qu’ils placent sur la gestion de crise, bien qu’avec des angles d’approche différents. Là où le PS se singularise par un discours sur la relance et la lutte contre le dumping social, le PTB se caractérise plutôt par la mise en exergue des conséquences négatives des politiques d’austérité sur les travailleurs ainsi que sur les pays soumis à de fortes pressions spéculatives.

A contrario, ce discours sur la crise est peu présent dans le programme du FDF. Si l’Europe sociale y est bel et bien abordée, le champ du social est peu mobilisé. Le FDF se démarque en revanche par une approche catégorielle de l’Europe qui décline les enjeux européens selon certains types d’acteurs. Comparativement au discours des autres partis, le FDF accorde une attention particulière aux PME, aux artistes, aux jeunes et aux agriculteurs. De même, de manière plus marquée que les autres, ce parti affirme sa volonté d’encadrer les mauvaises pratiques dans le chef des dirigeants européens ; thématique à laquelle il consacre d’ailleurs la première partie de son programme.

À l’instar du FDF et en miroir du PS, le registre du social est également peu mobilisé par le MR, qui se distingue de ses partenaires par un discours qui met aux prises l’Europe et le monde, que ce soit dans la relation que celle-ci entretient avec l’Afrique ou avec de grandes puissances comme la Chine ou la Russie. Dans la même lignée, le parti se caractérise aussi par l’importance qu’il accorde aux questions d’asile et d’immigration. L’orientation internationale du programme européen du MR ne doit cependant pas se confondre avec celle du cdH, chez qui le suremploi du terme ‘mondial’ fait davantage écho à la gouvernance mondiale et à ses institutions. Contrairement aux autres partis, le cdH se démarque également moins sur les problématiques liées à l’immigration, aux jeunes et aux travailleurs.

En cohérence avec l’ambition de faire du chapitre ‘Europe’ de son programme une partie consacrée à l’institutionnel, la portion du programme Ecolo étudiée met à l’honneur les enjeux institutionnels en privilégiant les questions de transparence de la prise de décision ou encore sa volonté de promouvoir une Europe fédérale. Ceci se fait notamment au détriment d’un discours plus orienté vers le monde du travail.

Enfin, la petitesse du volet européen dans le programme du Parti populaire invite à la prudence lors du calcul de spécificités de son discours. Ce dernier semble néanmoins mettre un accent particulier sur les questions de légitimité démocratique entourant la construction européenne, sur la constitution d’une défense européenne ainsi que sur l’importance des particularismes historico-culturels.

Sur les 108.423 mots recensés, dont 8816 différents, l’exercice d’en retenir une dizaine n’a pas de prétention à l’exhaustivité, mais se veut avant tout indicatif. Bien qu’ils abordent des problématiques communes, les partis ont aussi leur marque de fabrique. Ainsi, une fois mis en perspective, il est possible de déceler ce qui caractérise chacun d’eux. Ceci ne signifie pas qu’il existerait des monopoles en certains domaines, mais plutôt que ces derniers peuvent prendre des importances particulières selon les partis.